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Athenaïs Lawson n’était pas une femme facile à impressionner. Fille d’un riche homme d’affaires et d’une actrice qui avait sacrifié sa carrière pour élever ses enfants, elle avait bénéficié d’une vie pleine d’expériences culturelles. Ses parents voyageaient beaucoup, afin de faire découvrir le monde à leurs deux garçons et à leur fille, pour qu’ils puissent faire des choix éclairés plus tard. Ils leur avaient aussi offert un beau cadeau, celui d’avoir la liberté d’être eux-mêmes et de développer leurs propres talents.
Les frères d’Athenaïs avaient respectivement choisi le droit et l’architecture. Leur petite sœur, elle, avait plutôt penché pour la médecine, désirant plus que tout au monde venir en aide à l’humanité. Il n’était pas question non plus qu’elle s’installe dans la clinique d’un quartier cossu pour exiger des honoraires exorbitants. La jeune femme était plutôt partie pour l’Afrique, afin de soigner les plus démunis. Après quelques années passées à se promener d’un village à l’autre et à menacer sans cesse les autorités, qui mettaient trop de temps à laisser entrer dans leur pays les médicaments et les appareils dont elle avait besoin, elle était partie pour l’Angleterre. Athenaïs n’était pas faite pour la politique, car on ne pouvait pas y régler ses problèmes à coup de sabres.
Elle s’était par conséquent enrôlée dans l’armée et s’était tout de suite portée volontaire pour s’occuper des blessés sur le front en Irak. Son audace, sa bravoure et son dévouement n’étaient pas passés inaperçus. Les recruteurs de l’ANGE, qui s’infiltraient dans tous les domaines d’activités pour y trouver des perles rares, en avaient eu vent. Ils lui avaient alors fait une offre bien difficile à refuser. Au lieu de venir en aide aux forces militaires d’un seul pays, elle aurait la chance de sauver le monde entier. Athenaïs avait donc suivi sa formation à Alert Bay comme tous les autres agents, émerveillant chacun de ses professeurs, car elle excellait en tout.
En plus d’être de grande stature et de posséder de beaux traits, Athenaïs possédait une intelligence exceptionnelle. Elle n’avait aucune difficulté à résoudre en peu de temps les casse-tête et les énigmes les plus complexes. Il lui importait également de garder son corps et son esprit toujours en forme.
L’ANGE l’avait d’abord employée en Angleterre, puis dans ses bases où les agents se faisaient le plus massacrer, comme celle de Jérusalem. Puis, après le Ravissement, elle avait été rapatriée au Canada. Puisqu’elle avait demandé un poste un peu plus calme avant de repartir sur le front, Mithri lui avait proposé la base de Cédric. Toutefois, Athenaïs n’avait pas vraiment eu le temps de se reposer depuis qu’elle était arrivée à Longueuil, car on lui avait confié le cas le plus bizarre de toute sa cannière.
L’homme qui reposait sur le lit devant elle aurait dû succomber à ses innombrables blessures, mais il s’accrochait obstinément à la vie même s’il ne pouvait pas remuer la plupart de ses articulations. Habituellement, l’ANGE lui fournissait le dossier complet de ses patients. Celui de ce survivant ne contenait presque rien. Elle ne connaissait que son nom et les circonstances étranges de son accident. Or, son historique médical lui aurait été beaucoup plus utile.
Après un examen approfondi de la victime et l’administration de soins d’urgence, Athenaïs avait dressé un tableau chronologique des chirurgies requises pour remettre ce pauvre diable en une seule pièce. Toutefois, elle ne lui prédisait pas un bel avenir. En fait, elle ne s’attendait même pas à ce qu’il survive, car son cœur allait être fortement mis à l’épreuve par les anesthésies.
Ce matin-là, après avoir reconstruit avec succès l’ossature des bras de son patient, la femme médecin était en train d’analyser ses radiographies les plus récentes. Les rivets semblaient bien en place, et les signes vitaux de l’homme étaient satisfaisants. Debout devant le mur lumineux, Athenaïs se mit à songer à l’agent Loup Blanc, qui n’avait plus osé remettre les pieds à la section médicale, mais qui venait tout de même observer les progrès du survivant du Mont Hoodoo à travers la baie vitrée.
Son esprit scientifique refusait d’admettre qu’un être humain puisse en guérir un autre en passant ses mains au-dessus de ses blessures. Le corps n’était pour elle qu’une machine dotée d’un puissant ordinateur central. Pour le maintenir en bon état de marche, il suffisait de le préserver de la maladie grâce à une saine alimentation et des exercices physiques. Lorsque le corps était atteint d’une pathologie quelconque, il fallait avoir recours aux médicaments ou à la chirurgie pour l’en débarrasser.
Aodhan semblait être un homme sensé. Pourquoi croyait-il en ces traitements hétérodoxes ? Cédric avait pourtant une bonne opinion de cet Amérindien du Nouveau-Brunswick. Il disait même qu’il était le meilleur agent qu’il ait jamais eu sous ses ordres. « Peut-être devrais-je inviter monsieur Loup Blanc à dîner pour lui remettre les deux pieds sur terre », songea-t-elle.
Un léger bruit lui fit tourner la tête vers le lit de son patient. En voyant qu’il tentait de se débarrasser de son respirateur, elle se précipita pour l’en empêcher.
— Arrêtez ! ordonna-t-elle, alarmée.
Les yeux intensément bleus de Damalis lui firent comprendre que si elle n’enlevait pas ce tube dans les secondes suivantes, il le ferait lui-même. Athenaïs ne voulait pour rien au monde qu’il abîme sa trachée, alors elle obtempéra tout en se promettant de le rebrancher à la machine au premier signe de détresse de ses poumons.
— Merci, fit-il d’une voix rauque.
— Vous venez de subir une grave opération, monsieur Martel ! Vous ne devriez même pas être conscient.
— Est-ce la dernière ?
— J’ai bien peur que non. J’ai traité vos fractures, mais il me reste encore beaucoup de travail à faire sur vos organes internes.
Damalis demeura silencieux un moment. Athenaïs se contenta de l’observer, étonnée par sa résistance aux sédatifs. Contrairement à ce qu’elle pressentait, son patient ne paniqua pas en constatant sa condition.
— Quand mon corps humain sera-t-il en mesure de fonctionner normalement ? demanda-t-il plutôt.
— Pas avant plusieurs semaines, peut-être même des mois. Ensuite, il vous faudra réapprendre à marcher et à faire les petits gestes de la vie quotidienne.
Elle prit son pouls en appuyant ses doigts sur le poignet du patient.
— Pourquoi me parlez-vous de votre corps humain ? En avez-vous un autre que vous m’auriez caché ? se moqua-t-elle.
— Me soignez-vous depuis longtemps ?
— Depuis votre arrivée ici, il y a environ un mois.
— Ne vous a-t-on pas dit qui j’étais ?
— Votre dossier indique que vous vous appelez Jordan Martell, que vous êtes à l’emploi du gouvernement américain et que vous avez été blessé par des explosifs.
— C’est tout ?
— Je n’ai pas vraiment besoin d’en savoir plus pour soigner mes patients, mais j’avoue que votre historique médical m’aurait été fort utile.
— Vous n’en trouverez pas, car je faisais partie d’une unité plutôt obscure de l’armée.
— Je vois.
Le Naga promena son regard dans la pièce.
— Où suis-je ?
— Dans une installation secrète du Canada.
— Militaire ?
— Non. Maintenant, dites-moi pourquoi vous avez fait référence à votre corps humain.
— J’ai deux corps différents.
— Si c’était vrai, pourquoi ne l’ai-je pas découvert lors de mes dizaines d’examens ?
— Parce que vos tranquillisants m’ont empêché de me métamorphoser.
« L’accident a affecté son cerveau », s’attrista la jeune femme. Ce n’était pas la première fois qu’elle constatait ce type de traumatismes. Un grand nombre de soldats qu’elle avait traités par le passé étaient restés marqués par la guerre.
— Vous devriez vous reposer, maintenant.
— Vous ne me croyez pas ?
— Il arrive parfois que les sédatifs provoquent des hallucinations, mais c’est temporaire.
— Je vous dis la vérité.
Athenaïs jugea préférable de ne pas le contrarier, compte tenu de son état précaire.
— Devrai-je aussi soigner cet autre corps que vous possédez ? demanda-t-elle en jouant le jeu.
— Vous n’y arriveriez pas.
— Mettez-vous en doute mes compétences ?
— Non, puisque je suis toujours en vie. Mais je ne crois pas que vous possédiez les connaissances requises pour traiter mon autre corps, à moins d’être comme moi.
— Si vous connaissiez mon parcours médical, monsieur Martell, vous ne m’insulteriez pas de la sorte.
— Et si vous appreniez mon secret, vous n’auriez sans doute plus envie de vous occuper de moi.
— J’ai déjà tout vu depuis que je pratique la médecine.
— C’est ce que vous croyez ?
Un léger sourire se dessina sur les lèvres du mercenaire, tandis que sa peau se recouvrait progressivement de petites écailles vert pâle. Effrayée, Athenaïs recula de quelques pas. « C’est moi qui suis en train d’halluciner…», s’alarma-t-elle. Elle commença à croire qu’elle avait passé trop de temps à soigner cet homme et qu’elle avait dû inhaler sans le vouloir ses anesthésiques. Le plâtre sur les jambes de Damalis se mit à craquer. « Heureusement que je n’en ai pas encore appliqué sur ses bras », songea la femme médecin en reprenant son sang-froid.
— Et moi qui croyais que c’était l’agent Loup Blanc qui les avait cassés la première fois, laissa-t-elle tomber, penaude.
Sa curiosité l’emporta et elle approcha de son inhabituel patient. À son grand étonnement, les blessures qui apparaissaient sur son corps de lézard n’étaient pas les mêmes que sur son corps humain.
— Mais où avez-vous appris à faire cela ? fit-elle, avide d’en apprendre davantage sur ce phénomène.
— C’est ma véritable apparence.
— Vous n’êtes donc pas de ce monde…
— Je suis né sur cette planète tout comme vous, si c’est ce que vous voulez savoir, mais je suis d’une autre race.
— Mais aucune créature sur Terre ne vous ressemble, voyons.
— Vous avez tort. Il y a des dizaines d’espèces de reptiliens qui vivent parmi vous et sous vos pieds.
Cédant à sa soif de connaissances, Athenaïs toucha du bout des doigts les squames sur la main de Damalis. Elles étaient beaucoup moins rugueuses qu’elle ne l’avait imaginé. En fait, elles étaient d’une surprenante douceur.
— Donc, vous vous transformez en humain et non le contraire, comprit-elle.
— C’est exact. Je suis un Naga ou, si vous préférez, le résultat du croisement d’un père Dracos et d’une mère Pléiadienne.
Encouragé par l’amabilité de son patient, la femme médecin se mit à examiner les plaies sur son corps de serpent.
— Vous n’avez pas peur ? s’étonna Damalis.
— Si, un peu, mais j’ai fait le serment de protéger la vie de toutes les façons possibles.
Les yeux bleus aux pupilles verticales de son patient ne perdaient aucun de ses mouvements.
— Si je dois traiter vos deux corps, vous passerez sûrement les prochains mois ici, se découragea la jeune femme.
— Guérissez mon corps humain, et je m’occuperai de l’autre.
— Vous possédez la faculté de guérir vous-même vos blessures ?
— Oui, comme la plupart des reptiliens.
L’image d’un lézard faisant repousser sa queue traversa l’esprit d’Athénaïs.
— Ce serait un grand pas pour la science si vous me laissiez étudier votre fonctionnement interne.
— Comme un rat de laboratoire ?
— Comme une espèce nouvelle dont on ne sait encore rien. J’aimerais savoir si votre cœur, vos poumons, votre foie et votre estomac sont au même endroit que les nôtres. Je voudrais analyser votre sang, obtenir la tomodensitométrie de votre cerveau…
— La quoi ?
— Une image en trois dimensions.
— Ah…
— Je pourrais même me spécialiser dans le traitement des maladies reptiliennes.
— Vous n’auriez pas beaucoup de clients, puisqu’ils ont surtout tendance à s’entretuer. Mais si cela peut vous amuser de m’étudier, pourquoi pas ? Je n’ai rien de mieux à faire, de toute façon.
— Votre nom est-il vraiment Jordan Martell ?
— C’est celui choisi par mes parents adoptifs. En général, les reptiliens sont élevés par leurs parents reptiliens sous leur forme humaine, mais pour les Nagas, c’est différent.
— Pourquoi ?
— Ils sont génétiquement modifiés dans l’utérus de leur mère Pléiadienne et bien souvent confiés à des familles normales qui ne se doutent même pas qu’ils sont reptiliens.
— Cela veut-il dire que les bébés sont incapables de changer leur physionomie ? en déduisit Athénaïs.
— La métamorphose survient pour la première fois lors de l’adolescence. En général, les Pléiadiens reprennent ces enfants avant qu’ils n’atteignent l’âge de dix ans. Les spécimens les plus prometteurs, eux, sont tout de suite expédiés à leur mentor.
— C’est ce qui vous est arrivé ?
— Non, affirma Damalis avec un rire amer. J’ai fait partie des rejets, car je n’avais pas le gène des traqueurs, tout comme mes cinq frères, d’ailleurs. Après six infructueux essais, ils ont cessé d’accoupler nos parents. Alors, nous avons été abandonnés à notre sort et élevés par des parents humains.
— Abandonnés à votre sort ? Je ne comprends pas…
— Les Dracos se nourrissent généralement d’êtres humains, mais lorsqu’ils peuvent mettre la main sur des Nagas, ils se délectent.
— Finalement, les prochaines semaines ne seront pas si monotones que je le croyais, ni pour vous ni pour moi, monsieur Martell.
— Je vous en prie, appelez-moi Damalis. Puisque je suis mercenaire, il est dangereux pour moi d’utiliser mon nom de naissance.
« Pourquoi l’ANGE a-t-elle repêché un mercenaire ? » se demanda la femme médecin, étonnée.
— Puis-je commencer à examiner vos blessures reptiliennes sans nuire au traitement que je prodigue à votre corps humain ? fit-elle en s’efforçant de ne pas afficher ses émotions.
— Les deux ne sont reliés d’aucune manière.
Athénaïs vit alors apparaître le visage inquiet de Cédric Orléans derrière la fenêtre d’observation de la section médicale. L’ordinateur de la base avait certainement dû le prévenir de l’étrange phénomène qui venait de s’y produire.
— Je reviens tout de suite, Damalis.
— Ne vous inquiétez pas, je serai ici à votre retour, plaisanta-t-il en lui arrachant un sourire.
La femme médecin sortit de l’infirmerie en refermant la porte derrière elle, pour ne pas y laisser entrer le directeur.
— Est-ce pour cette raison que vous teniez absolument à ce qu’il soit traité par l’ANGE ? s’enquit-elle avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche.
— Entre autres…
— Saviez-vous qu’il n’était pas normal avant qu’il arrive ici ?
Cédric ne trouvait pas les mots pour s’expliquer.
— Je présume que ce sont des renseignements protégés, n’est-ce pas ?
— En quelque sorte…, balbutia-t-il.
— En attendant que vous soyez prêt à me dire la vérité, je vais continuer à m’occuper de mon patient.
Elle tourna les talons et retourna à la section médicale. Déconcerté, Cédric resta coi.
— ELLE A DEJA OUBLIE QUI DIRIGE CETTE BASE, ON DIRAIT, commenta l’ordinateur.
— Cassiopée, ce n’est vraiment pas le moment de me contrarier.
— CE N’EST PAS MON BUT, MONSIEUR ORLEANS. NEANMOINS, JE SUIS D’AVIS QUE SON MANQUE DE RESPECT DEVRAIT ETRE SANCTIONNE.
— Cette décision me revient, et je ne veux plus en entendre parler.
— TRES BIEN, MONSIEUR.
Cédric retourna à son bureau en se demandant comment se débrouillait Aodhan avec leurs recrues.